Cathédrale Notre-Dame de Paris et Château de Shuri-jô
Reconstruire et Restaurer Leur Valeur Culturelle, Au-delà des Incendies de 2019
La fête de la délivrance de l'Alsace-Lorraine à la fin de la Première Guerre mondiale. Célébration du "Te Deum" de la victoire dans la cathédrale Notre-Dame. Paris, 17 novembre 1918. Photographie parue dans le journal Excelsior du lundi 18 novembre 1918.
Yann Potin
Après la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, la cathédrale Notre-Dame se dédouble : le bâtiment, classé monument historique depuis 1862, demeure propriété de l’État, alors que l’Église de France en est affectataire pour le culte liturgique. L’Église en tant qu’institution y reste maîtresse de ses cérémonies, de la béatification de Jeanne d’Arc en 1909 au 850e anniversaire de la fondation de la cathédrale en 2012-2013. Toutefois, sa position au cœur de Paris, capitale de la nation, permet aussi à l’État républicain de convoquer, le cas échéant, l’héritage catholique de la « monarchie très chrétienne ».
Cette dimension nationale est désormais le fruit d’une transaction politique. Ainsi, le 17 novembre 1918, le cardinal Amette, archevêque de Paris, organise un Te Deum de la victoire à Notre-Dame et y convie les plus hauts personnages de l’État ; mais le président du Conseil, Georges Clemenceau, considéré comme l’artisan de la victoire, refuse de participer à la cérémonie ! En 1929, en revanche, les funérailles du maréchal Foch se déroulent dans la cathédrale.
La fonction propitiatoire du sanctuaire ne disparaît pas : le président du Conseil Paul Reynaud et plusieurs ministres assistent, le 19 mai 1940, à une messe organisée à Notre-Dame pour prier Dieu d’accorder la victoire à la patrie... Et le 21 mai 1944, sous le régime moribond de Vichy, le cardinal Suhard aura encore le temps de consacrer Notre-Dame « Reine de la France et de la Paix ».
Au XXe siècle, les effets d’une nationalisation de la cathédrale, à la fois inachevée et ambiguë depuis la Révolution française, se font donc toujours sentir. Notre-Dame exerce cette fonction nationale au détriment d’autres sanctuaires « laïcs », tels que le Panthéon, qui peine à aimanter le culte des grands hommes et n’accueille aucunes funérailles officielles. De manière officieuse en revanche, les obsèques présidentielles, y compris in absentia, avec mise en scène internationale, de Charles de Gaulle à François Mitterrand, demeurent le privilège de Notre-Dame. Cette dimension reste toutefois ambiguë : par sa renommée, la cathédrale de Paris est un symbole de la France dans le monde, mais sans jamais s’imposer comme son sanctuaire national laïque. La religion est toujours présente, mais comme passager clandestin de l’administration du patrimoine.
L’une des cloches du beffroi nord, Marcel, après l’incendie. Nommée d’après Saint Marcel, le neuvième évêque de Paris. © C2RMF, Alexis Komenda, 2019.
Fabrication de la cloche Marcel, Notre-Dame de Paris. Relecture de la chape par Virginie Bassetti. © Vincent M, Mathieu Vincent, 2012.
Fabrication de la cloche Maurice, Notre-Dame de Paris. Sculpture de la cire rouge et blanche par Virginie Bassetti. © Vincent M, Mathieu Vincent, 2012.
Gaspard Salatko, Clara Delettre, Dorian Haudoin, Vianney Rochet
Lorsqu’au soir de l’incendie, le feu gagne la tour nord de Notre-Dame, les cloches sont au centre de toutes les inquiétudes : leur chute pourrait mettre en péril la structure de l’édifice. Depuis, les huit cloches de la tour sinistrée n’ont sonné ni les fêtes religieuses, ni les heures civiles. Un silence remarqué par les riverains, chez qui l’évocation des sonneries de la cathédrale suscite une émotion palpable. Mais l’absence des sonneries ordinaires ne signe pas l’oubli de ces instruments. Elle réactive la mémoire des commémorations du 850e anniversaire de la cathédrale, lorsque neuf nouvelles cloches accordées sur le bourdon Emmanuel ont été installées en remplacement de celles fondues au XIXe siècle. Après leur entrée dans Paris sous les acclamations de la foule, chaque nouvelle cloche a alors reçu un nom : Marie, Gabriel, Anne-Geneviève, Denis, Marcel, Étienne, Benoît-Joseph, Maurice et Jean-Marie. Pour les visiteurs de la cathédrale, cette cérémonie a été l’occasion d’admirer leur décor, d’une richesse étonnante pour des instruments destinés à rester cachés. C’est dire la valeur hautement symbolique des cloches, dont le devenir cristallise parfois les passions. À l’annonce de la dépose des cloches du XIXe siècle, des associations de défense s’étaient constituées pour empêcher que les cloches qui avaient sonné la libération de Paris ne soient détruites ou vendues. Car les sonneries civiles de Notre-Dame vibrent aux grandes heures de la Nation. Le grand solennel en exprime les joies, comme l’armistice de la Première Guerre mondiale. Le glas en scande les peines, comme pour l’hommage aux victimes des attentats du journal Charlie Hebdo en 2015. Depuis l’incendie, le bourdon Emmanuel situé dans la tour sud de la cathédrale continue de sonner pour les grands événements nationaux. Ce fut le cas le 29 septembre 2019, pour les funérailles de l’ancien président de la République Jacques Chirac. Puis, le 15 avril 2020, le bourdon a teinté de nouveau à 20h pour le premier anniversaire de l’incendie. Cette sonnerie a été filmée par une chaîne de télévision privée. Plutôt que de faire de cette captation une exclusivité, celle-ci fut offerte à toutes les chaînes qui souhaitaient la retransmettre, soulignant la portée nationale et la dimension publique des cloches et des sonneries de Notre-Dame.
Le point zéro des routes de France, situé sur le parvis de la cathédrale, est un lieu symbolique où les touristes prennent la pose © Jean-Pierre Bazard, 22 novembre 2009, Creative Commons.
Sylvie Sagnes
Le "point zéro des routes de France" à partir duquel les distances routières sont calculées est matérialisé sur le sol du parvis de la cathédrale par une rose des vents gravée au centre d’un médaillon octogonal en bronze, lui-même entouré d’une dalle circulaire en pierre divisée en quatre quartiers. Les visiteurs aiment à y poser le pied, ou à le toucher du doigt avant d’immortaliser l’instant par une photographie. D’autres sont tentés d’y jeter une pièce, en accompagnant sans doute le geste d’un vœu, comme ils le feraient en passant près d’un puits ou d’une fontaine.
Cette signalétique semble réveiller un imaginaire de la centralité et de l’origine, en harmonie avec la charge symbolique dont on pare la cathédrale. Mais au début du siècle dernier, à l’heure où certains militent pour que ce point soit indiqué au sol, les avis sont partagés quant à sa localisation précise. Ainsi, depuis 1912, croise-t-on le fer dans les milieux érudits, à grand renfort d’archives (plans et lettres patentes) ou de sources indirectes témoignant d’une statue ou d’un poteau ayant tenu lieu de borne zéro, mais malheureusement disparus. En réalité, deux camps s’affrontent, le premier étant partisan d’une localisation antérieure à la Révolution française, le second avançant l’existence d’un bornage postérieur à 1789, mais dont il ne reste aucune trace matérielle. Bien que la divergence ne repose que sur quelques dizaines de mètres, elle oppose deux légitimités : monarchique et républicaine. Quoi qu’il en soit des incertitudes qui font le lit de tous ces débats, une évidence s’impose : le cœur du système artériel de la France ne peut se situer ailleurs qu’à l’ombre de Notre-Dame. Soucieux de mettre tout le monde d’accord, le préfet de la Seine prend le parti en 1924 de situer ce point à égale distance des points issus des principales hypothèses, à la grande satisfaction du conseil municipal de Paris, désireux quant à lui d’éviter que le pavé de bronze n’entrave la circulation.
Débardage d’une grume de chêne pour Notre-Dame, Brinon sur Sauldre, Cher, France. © Véronique Dassié, 13 avril 2021.
Donateur en train de prendre une photo souvenir, La Bussière, Loiret, France, © Véronique Dassié, 9 avril 2021.
Plaquette de cubage Notre-Dame de Paris sur une grume en attente du départ vers la scierie, La Bussière, Loiret, France. © Véronique Dassié, 9 avril 2021.
Répartition régionale des chênes qui serviront à la restitution de la flèche, des charpentes du transept et des travées adjacentes de la cathédrale Notre-Dame de Paris. © Établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, 2021.
Véronique Dassié, Claudie Voisenat
Au cours de l’incendie, la charpente de la cathédrale, appelée « la forêt », et celle de sa flèche partent en fumée. Aussitôt, les professionnels du bois expliquent que les forêts françaises possèdent tous les arbres nécessaires pour les remplacer. Pendant un temps, les débats portant sur une restauration à l’identique ou non vont faire rage. On met en avant d’autres restaurations, où les charpentes de bois ont été remplacées par des structures de métal ou de béton. Dans la presse, les attentes d’une reconstruction à l’identique se diffusent largement, même si quelques voix se font entendre pour protester contre le massacre de chênes pluri centenaires.
En juillet 2020, le chef de l’État entérine le principe d’une reconstruction à l’identique, en bois. Sur la proposition de la filière professionnelle, une décision est prise, explicitement symbolique : pour illustrer la dimension nationale de la cathédrale, les chênes qui formeront la charpente devront provenir de toutes les régions de France, en des proportions variables selon les possibilités locales. Un immense repérage s’organise alors, tant auprès de l’Office national des forêts qui gère les forêts domaniales et communales que des propriétaires privés, et une gigantesque opération de mécénat se met en place. Tous les arbres seront fournis gracieusement.
En quelques mois, les mille chênes nécessaires à la reconstruction de la flèche comme de la charpente du transept et des travées adjacentes sont trouvés, issus pour moitié des forêts publiques – 32 forêts domaniales et 70 forêts communales –, l’autre moitié provenant de près de 150 forêts privées. Les critères de qualité retenus pour la reconstruction de la flèche exigent des troncs de 20 mètres, parfaitement droits et sans défauts, des dimensions plus réduites pouvant servir à la reconstitution de la voûte. Tous les arbres prélevés en France ayant obligation d’être issus de forêts gérées selon les principes d’aménagement durable en vigueur, les arbres proposés pour Notre-Dame auraient, quoi qu’il en soit, été récoltés, indépendamment de la catastrophe, contredisant quelque peu l’idée d’un prélèvement exceptionnel d’arbres extraordinaires.
Cette opération nationale n’en est pas moins un succès : les médias régionaux qui couvrent la campagne de prélèvement des arbres en mars 2021 rapportent la fierté des communes ou des propriétaires qui voient leur chêne « aller à Notre-Dame ». Chacun trouve un moyen pour en souligner l’exceptionnalité : certains arbres sont bénis avant l’abattage, des communes envisagent de mettre une plaque sur la souche indiquant la destination du chêne concerné, tandis que les débris issus de la coupe sont précieusement conservés dans les familles.